L’HIVER ET GEORGES, SON COMPLET

UN : Non, je vous en prie, ne retirez pas vos gants.

DEUX : Non. C’était un geste machinal. Je ne pourrais pas les retirer, ils sont cousus au bout de mes manches.

UN : Ne retirez pas votre manteau non plus.

DEUX : Je vais tout de même dénouer le cordon de mon bonnet, d’une part parce qu’il empêche mes cordes vocales de fonctionner librement, et d’autre part à cause de l’acoustique.

UN : Oui, ça bouche les oreilles, ce genre de bonnet, surtout quand on le bourre de coton.

DEUX : Si vous le permettez, je vais mettre mon coton sur votre radiateur, pour qu’il soit bien chaud au moment de partir.

UN : Je vous en prie. Mais je ne vois pas votre femme.

DEUX : Elle est restée à la maison. Faut qu’elle tricote. Ce matin, c’est elle qui m’a fait remarquer que c’était le 22 décembre. Je dormais, elle me secoue, elle me dit : « Tu remarques rien de spécial ? – Non !

— Eh bien mon vieux, ça y est, on est en hiver. » Bigre, j’ai dit ! Un peu plus, je ne m’en apercevais pas. Cinq minutes après, elle était à son tricot.

UN : Faut pas plaisanter, avec l’hiver. Surtout que cette année, c’est un hiver sournois. Si on ne savait pas que c’est l’hiver, on se croirait en automne.

DEUX : Tout de même, il a beau ne pas faire très froid, vous avez le nez rouge.

UN : Ah, moi, je n’attends pas qu’il fasse froid. Chaque année, le 22 décembre, quelle que soit la température, je mets mon nez au rouge, et il y reste jusqu’au mois de mars. Comme ça, je suis tranquille. Qu’est-ce que c’est que cette ficelle que vous tirez ? à votre boutonnière.

DEUX : C’est une ficelle de réglage thermique. Quand je suis dans un endroit chaud, je la tire. Ça relève une de mes flanelles. J’ai comme ça un cordon de tirage par flanelle, sauf pour la dernière flanelle, qui est fixe, bien entendu.

UN : Vous devriez les tirer toutes, il fait très chaud.

DEUX : Oui. Mais il faut que je vérifie le mécanisme. Depuis l’année dernière, il y a sûrement les poulies qui ont joué… c’est des poulies en bois. J’ai deux flanelles qui ne marchent pas. Et puis tout à l’heure, en tirant sur la troisième ficelle, j’ai entendu la doublure de mon veston qui se déchirait. Une belle doublure en phoque, vous pensez si j’étais content. Tout ça, ça a besoin d’une révision complète.

UN : Quand même, vous êtes bien équipé. Vous ne devez jamais vous enrhumer avec ça.

DEUX : Je m’enrhume comme tout le monde. Ça n’a aucun rapport. Ce n’est pas un équipement contre le rhume, c’est un équipement contre l’hiver.

UN : J’ai déjeuné avec Georges, à midi. Il vient d’acheter un complet Marron qui lui va très bien.

DEUX : Il aurait mieux fait de s’acheter un pardessus.

UN : Non ! Vous ne savez pas ce que c’est qu’un complet Marron ? Marron, c’est le nom du fabricant. C’est tout nouveau. Avec un complet Marron, plus de pardessus, plus de flanelles.

DEUX : C’est fait avec un tissu spécial ?

UN : Non, mais il y a le chauffage central individuel.

DEUX : Dans le complet ?

UN : Oui. Ça marche au mazout. Réglage automatique naturellement. À chaque fois que le complet se refroidit, on entend : pouf ! C’est le mazout qui s’allume. Ça a fait pouf huit fois, pendant le déjeuner. Remarquez, Georges, avec sa maladie de cœur, c’est pas très indiqué. Mais pour avoir chaud, il avait chaud. Et puis, très élégant, comme ligne. Faut rester debout, mais ça vous habille bien.

DEUX : Georges est resté debout pendant tout le déjeuner ?

UN : Oui. On peut pas s’asseoir. Quand on a vraiment envie de s’asseoir, il faut démonter le pantalon. C’est une opération qui demande du temps, et puis, on ne peut pas faire ça partout.

DEUX : Enfin, l’essentiel, pour Georges, c’est qu’il ait bien chaud.

UN : Il passera sûrement un hiver très confortable, avec son complet Marron.

DEUX : Marron ! Quel drôle de nom. À propos de marron, vous savez, le marronnier glacé que j’avais planté dans mon jardin ? Un marron, j’ai récolté dessus, et encore ! Il n’était pas glacé parce qu’il paraît que je l’ai cueilli trop tôt.

UN : C’est délicat, comme culture. On m’a dit que la plupart du temps, ceux qu’on trouve dans le commerce sont tout bonnement des marrons ordinaires, qu’on fait glacer artificiellement.

DEUX : Bobard, bobard. Moi, on m’a dit mieux. On m’a dit : Monsieur, c’est bien simple, il n’y a plus de saisons.

UN : Tiens ! Je voudrais bien savoir qui les a supprimées.

DEUX : Il y a tout de même bien quelque chose qui commence, le 22 décembre ! Si c’est pas l’hiver, qu’est-ce que c’est ?

UN : Les gens sont tous pareils. Depuis la contraception libre, ils s’imaginent que n’importe quoi peut être supprimé à volonté. Le service militaire, les saisons, l’imparfait du subjonctif, l’Europe, la diarrhée des nourrissons, le Père Noël, tout.

DEUX : Pourtant, pas besoin d’être de mauvaise humeur pour se rendre compte que c’est l’hiver, depuis ce matin. C’est des choses qui se sentent. Tout à l’heure, je passais devant un panier d’huîtres. D’habitude, je ne les regarde même pas. Eh bien ce soir, je me suis arrêté devant, parce que c’était l’hiver. Et je me suis dit : Ah, les pauvres bêtes ! Toutes fermées, toutes repliées sur elles-mêmes ! Elles se croient bien à l’abri. C’est triste. Avez-vous déjà pensé à ce que doit être le gel, pour une huître ?

UN : Non. C’est affreux.

DEUX : Ah, on a de la chance d’être des animaux à température constante.

UN : Et puis, équipés, en plus ! Ah, les pauvres petites bêtes. Et toutes pleines d’eau, j’en suis sûr !

DEUX : Ça fait trop mal ; l’hiver, il ne faut pas penser aux huîtres.

Les Diablogues et autres inventions à deux voix
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